Des réseaux conçus pour les vivants… devenus lieux de mémoire
Le deuil numérique : traces, mémoire et présence en ligne
Le deuil numérique interroge notre époque connectée. Chaque jour, nous partageons en ligne nos pensées, nos souvenirs et nos émotions. Nous postons des messages ou photos sur des plateformes digitales. Mais que deviennent ces fragments de vie une fois que nous ne sommes plus là ?
À l’ère numérique, la mort ne marque plus une rupture absolue : elle laisse derrière elle une empreinte digitale, modifiant profondément notre manière de faire le deuil.
Le deuil numérique, miroir d’une époque connectée
En 2024, plus de 62 % de la population mondiale utilisait au moins une plateforme sociale. Ces espaces pensés pour connecter les vivants deviennent aussi des lieux où les traces des morts persistent. Messages, playlists, publications anodines prennent une toute autre signification. L’anthropologue visuelle Ellen Lapper le souligne : même les plus discrets laissent des traces numériques, qui deviennent des ancrages émotionnels pour les proches.
Parfois, ce sont des souvenirs rassurants. Parfois, ils surgissent sans prévenir : une notification, un rappel d’anniversaire, une photo partagée cinq ans plus tôt. Une présence qui n’en est pas une, mais qui réactive pourtant le lien.
Du souvenir au dialogue : l’IA et l’illusion de présence
Quand l’intelligence artificielle recrée des défunts
Aujourd’hui, la technologie ne se contente plus de préserver : elle propose d’interagir. Le documentaire Eternal You réalisé par Hans Block et Moritz Riesewieck met en lumière des startups qui développent des avatars numériques de défunts. En analysant des données laissées par les personnes disparues (textes, vidéos, enregistrements), l’intelligence artificielle recrée une illusion de dialogue. Une mère peut “parler” à son fils décédé. Un veuf “recevoir” un message de sa femme disparue.
Le deuil numérique : Prolonger la mémoire ou refuser l’absence ?
Mais où commence la consolation et où débute l’illusion ? Ces outils prolongent-ils la mémoire ou empêchent-ils d’accepter l’absence ? Et à quel moment cesse-t’on de parler à celui qu’on a connu, pour s’adresser à une imitation basée sur des algorithmes ?
Toutes ces questions et tant d’autres reflètent désormais un nouveau débat éthique. L’IA peut-elle aider les personnes en deuil ? Et si oui, comment ?
Dans leur livre Die digitale Seele, les deux réalisateurs interrogent cette frontière floue : les avatars IA ne se contentent pas de préserver une trace, ils continuent d’apprendre, de répondre, de “vivre” artificiellement. C’est fascinant… et à la fois déroutant.
Ce que cela réveille en nous : regard personnel
Fascination, vertige, et une frontière troublante
Personnellement, cette idée m’effraie autant qu’elle me fascine. Je donnerais tout pour voir à quoi ressemblerait mon deuxième enfant, entendre sa voix, observer ses mimiques. Mais si une IA me proposait cela… le voudrais-je vraiment ? Ce serait entendre une voix qui n’a jamais été, voir des expressions qui n’ont jamais existé. La frontière entre souvenir et présence deviendrait floue, troublante.
Dans ce cas, il ne s’agit plus seulement de garder la mémoire vive, mais de la faire vivre artificiellement. Qu’est-ce que cela amènerait à mon deuil ?
Quand la perte devient digitale : ces traces qui comptent tellement
Le vide numérique, un deuil dans le deuil
Ellen Lapper, une anthropologue britannique, a étudié la question du deuil numérique pendant des années. Elle raconte avoir perdu, par erreur, ses conversations WhatsApp avec son père décédé. Ce n’était pas un retour du deuil, mais ce vide numérique, inattendu, s’est transformé en un choc imprévu. Preuve que ces traces comptaient bien plus qu’elle ne l’avait imaginé.
Et puis il y a la question du choix. Garde-t-on un compte ouvert sur les réseaux sociaux après le décès d’un proche ? Le transforme-t-on en page commémorative ? Ou le supprime-t-on, au risque de ressentir que l’on “efface” une deuxième fois la personne aimée ?
Le tri digital s’ajoute au tri des affaires d’un défunt
Alors que nous trions les objets physiques, nous sommes encore mal préparés à trier les souvenirs numériques. Aline, a longtemps gardé le compte Facebook de sa mère. Stéphanie a fait de même avec celui de sa grand-mère et de son père. Elle s’y connecte parfois. Elle les taggue de temps en temps. Elle lit. Elle se souvient. Leur adresse des publications.
Le deuil numérique, une mémoire désormais partagée
Une nouvelle forme de rituel collectif
Avec le numérique, le deuil sort du cadre privé. Il redevient visible, partagé, commenté. Comme l’explique le socio-anthropologue Martin Julier-Costes, les réseaux prolongent des gestes humains essentiels : rassembler les vivants, garder un lien avec les morts. Il analyse ce phénomène comme une prolongation des rituels traditionnels et dit ceci d’ailleurs très justement au sujet de ces nouveaux comportements :
« En quoi est-ce différent que de parler devant une tombe ou dans ses prières, mis à part que ce dialogue invite d’autres à y prendre part ? »
L’empreinte cachée : coût écologique du deuil numérique
En plus de supprimer des souvenirs digitaux, le deuil numérique soulève aussi cette difficulté: chaque photo, chaque message, chaque donnée conservée dans le cloud a un coût énergétique. Cette “immortalité digitale” n’est pas sans conséquence. Pourtant, il peut être difficile de renoncer à ces traces, même fugaces.
Cette nouvelle forme de mémoire qu’est le deuil numérique, pose aussi une autre question : celle de son empreinte écologique. Car derrière chaque souvenir conservé, ce sont des centres de données qui tournent. Nos mémoires digitales, même post-mortem, laissent une trace bien plus lourde qu’on ne l’imagine.
Souvenirs ou présence artificielle ?
Sommes-nous du genre à tout conserver, à chérir chaque photo, chaque message ? Ou ressentons-nous parfois le besoin d’effacer, pour avancer ?
Avec le numérique, ce choix devient encore plus complexe lors d’un deuil. Car ces souvenirs ne se rangent pas dans une boîte. Qu’ils resurgissent par le biais d’algorithmes ou non, ils nous interpellent.
Car au fond, ce sont souvent les traces les plus simples qui nous accompagnent le plus profondément. Une photo. Un message anodin. Un appel manqué. Ces petites choses qui nous rattachent à ce qui a été. Ce qui n’est plus.
Le sujet du deuil numérique et la manière dont les souvenirs en ligne transforment notre rapport à l’absence est développé plus en profondeur dans mon livre, à paraître prochainement.



